mardi 28 mars 2017

Pour qui vote "la majorité silencieuse" ?

Qui est la majorité silencieuse, aujourd'hui ? Est-ce celle qui a peur de répondre aux sondeurs qu'elle votera Le Pen ? Ou est-ce celle qui ne dit mot et qui, à l'instar de mai 1968, ronge son frein, en a ras-le-bol du chahut des extrêmes et votera classiquement droite, centre ou gauche ? Suivant le cas, le FN serait, soit au-delà des 25% affichés par les instituts de sondage, soit en deçà de ces 25%... 

« Y aurait-il sous-estimation du vote pour le Front national ? »
Dans sa chronique, Benoît Hopquin, directeur adjoint de la rédaction du « Monde », s’interroge sur les intentions réelles de cette soi-disant majorité silencieuse.

LE MONDE | 27.03.2017


CHRONIQUE. 
Un doute, un terrible doute : Marine Le Pen ne peut être si bas dans les sondages… Les instituts, en leur sapience et leurs échantillons représentatifs, le soutiennent pourtant, tous unanimement et mordicus. Un quart des électeurs français lui accorderaient leur suffrage. Tantôt un léger quart, tantôt un gros quart, selon arrivages d’IFOP et consorts. Ne serait-ce pas plutôt un quart qui serait un tiers, à la manière de la recette du mandarin citron de Raimu dans Marius. Non ! Un quart, solide, inexpugnable, mais un quart seulement. C’est trop, et trop peu. On veut dire que c’est trop pour le citoyen, mais trop peu pour l’observateur.
Affres de perplexité, poison du soupçon. Comment y croire vraiment de ce qui se voit à la télévision, plus sûrement encore, de ce qui s’entend dans la rue et aux tables familiales, de ce qui se braille à tue-tête au bar et, à la tienne, Etienne, sur les réseaux sociaux ? Un quart, un quart de rien du tout ? Est-ce possible ? Il y a cette actualité qui fredonne, refrains anxiogènes après couplets déprimants, une vilaine chanson. Il y a ce qui transparaît des doctes études d’opinion, montrant une majorité de Français paumés par la société comme elle va, ou ne va pas. Difficile de ne pas voir cette crise économique et morale qui ronge le pays en son âme. De ne pas comprendre la colère que génère cette campagne, avec ses affaires taillées sur mesure comme costards pour le discours des démagogues.

« Fluctuat nec mergitur »
Stupidité d’ignorer cette masse déjà immense et toujours grandissante d’oubliés de la mondialisation et de la béatitude parisienne. De ne pas mesurer la peur au ventre les bataillons d’électeurs desperados qui pensent, à tort ou à raison, n’avoir rien à perdre si ce n’est rien à gagner à l’extrême droite. De tout ça et de tant d’autres choses, la France semble bien promise au Front national comme Jeanne d’Arc au bûcher. L’air du temps, celui qui est inscrit au-dessus de cette chronique, celui qu’on hume à pleins poumons en ces remugles nauséabonds, ne peut qu’augurer un triomphe de la Marine.
Et pourtant, un quart… 25 %, plus ou moins des brouettes, des pouièmes. Vague après vague, les sondages réduisent le vote FN aux proportions d’un fort clapot. Nul raz-de-marée, nulle déferlante à l’horizon d’avril et de mai qui drosserait notre République vers des côtes inconnues. Juste une houle qui fera tanguer le rafiot France et donnera le mal de mer à ses passagers. Fluctuat nec mergitur, le reste ne serait que littérature.
Les sondeurs – Ah, madame Michu, les sondeurs ! – ne feraient-ils pas preuve du même aveuglement que leurs pairs anglais ou américains, l’an passé ? La même fausse manip’ qu’ils firent lors de la présidentielle de 2002, puis du référendum européen de 2005 ? Y aurait-il anguille sous roche et cagade dans le questionnaire ? Sous-estimation d’un vote comme un péché par omission ? Ou bien traîtrise, scélératesse, réserve cachée de l’extrême droite, tapie parmi les abstentionnistes comme au fond d’un bois, cavalerie prête à fondre, à prendre à revers les pronostics ? Possible.

Piège
A moins qu’il n’y ait une autre explication, insaisissable, évanescente, fumeuse, on en convient : la majorité silencieuse. L’expression est née à droite, on le sait, en réaction à l’assourdissante cacophonie de Mai 68. Pompidou, après Nixon, sut la populariser en ces années où la gauche, plus encore l’extrême gauche, parlaient haut, gueulaient fort, saturaient l’espace public de leurs slogans et certitudes. Face à cette minorité agissante se dressait en son marmoréen mutisme la majorité silencieuse.
Aujourd’hui, elle est rebaptisée la « France périphérique », la « France profonde » ou la province. Elle serait le « pays réel », du moins tel que rêvé par les candidats. Elle est, comme le rappelait François Fillon au Trocadéro, « une certaine idée » pour homme politique dans le besoin. Pour les sociologues, elle est fantasme plus que réalité. Elle est vox populi et en même temps foule aphone. Elle est bonne pâte, en tout cas. Depuis toujours, on lui fait dire ce qu’on veut à la majorité silencieuse, cette grande muette.
La clameur, elle, a changé de bord depuis cinquante ans. Les primes vérités, les évidences sont désormais vociférées par l’extrême droite. Cette parole dite « libérée » est devenue si tonitruante qu’on la jurerait majoritaire. En bien des endroits du pays, elle n’est pas seulement dominante : elle est devenue exclusive. C’est le piège de la grande gueule. On n’entend qu’elle, donc elle se croit toute seule.
On se souvient de cette scène observée dans un petit restaurant du Quesnoy, dans le Nord. Une tablée exprimait bruyamment ses convictions frontistes, emplissait l’espace de ses profondes considérations. Le patron et les autres clients restaient muets, la tête dans leur assiette.
N’était-ce pas elle, la majorité silencieuse ? Ne serait-ce pas ceux qu’on vit, ou plutôt ne vit pas, un soir d’élection municipale, à Saint-Gilles, dans le Gard, en 2014. Ils venaient d’infliger un anonyme camouflet à Gilbert Collard, qui se voyait déjà dans ce fauteuil de maire que ses omniprésents soutiens lui promettaient à cor et à cri. On devina les mêmes à Carvin, dans le Pas-de-Calais, l’année suivante, faisant barrage au même FN, pour qui le canton était gagné d’avance. Dans les deux cas, ils ne pavoisèrent guère, au soir de leur victoire, ces électeurs taiseux. Ils retournèrent à leur non-existence. Il en fut de même lors des élections régionales dans les Hauts-de-France ou en PACA : des bulletins plus que secrets privèrent encore l’extrême droite d’un triomphe annoncé.

Loin des foules hurlantes des meetings, ils existeraient donc, ces passagers clandestins de la démocratie, armée des ombres faite de bric et de broc, de gauche et de droite. Des gens fâchés contre le système, comment ne pas l’être ?, mais plus encore contre les idéologies par trop gaillardes. Peut-être est-ce cette France-là, ces trois quarts-là, que les sondages parviennent seuls à faire parler. Peut-être.

3 commentaires:

  1. Mary, non au FN, plus que jamais!28 mars 2017 à 21:31

    "J'étais ici et personne ne racontera mon histoire "
    ( A Bergen-Belsen,près des fours crématoires, quelqu'un a écrit ces mots )
    Je me suis agenouillé devant ces mots et j'ai juré à celui ou à celle qui les avait écrits que je raconterai son histoire , que je lui donnerai ma voix
    Pour que son silence ne soit plus une lourde pierre tombale, celle du plus infâme des oublis. Voilà pourquoi j'écris
    LUIS SEPULVEDA.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une bien belle personne, Luis Sepulveda, oui, il ne faut pas oublier, et faire en sorte que le silence de celles et ceux martyrisés lors de cette période ne fasse pas place au silence des chaussons.

      Supprimer
    2. Très bien 21h31. On est d'accord. Et?

      Supprimer